Un monde plat.
Lundi 26 mai Armand Laprune prend son vélo à sept heures trente pour rejoindre son poste chez Legagne, transporteur routier. Il fait partie d’une majorité travaillant au minimum légal, soit 11 € 55 de l’heure par semaine de 38 h. Ernest Legagne, content de son ouvrier, a arrondi son salaire à 12 €, soit 45 cents de plus. 68 € 40 par mois.
Pendant qu’Armand enfile son bleu avant d’aller pointer ; c’est le dernier jour d’un événement à Davos : le Forum économique mondial.
Armand ne sait pas que ça existe un rassemblement des responsables politiques, des universitaires et d’autres leaders de la société pour façonner les agendas mondiaux, régionaux et industriels », comme se définit l’organisation internationale indépendante, c’est-à-dire sceller son destin chez Legagne.
Ernest, le patron, n’est pas au courant, sinon vaguement par un prospectus de la FEB, lui signalant qu’ils ont un observateur à Davos.
Ils n’ont été, ni l’un ni l’autre, suspendus aux images de la télévision montrant des personnages bien vêtus, s’adressant des compliments
Pendant qu’à la RTB un fonctionnaire débite d’une voix lasse à propos de Davos « … il s’agit de la première édition depuis le coronavirus et le moins que l’on puisse dire est que le contexte particulièrement tendu a été au cœur des discussions. », Armand Laprune regardait avec son épouse Louise, « Mariés au premier regard » sur M6 et Ernest Legagne sortait d’une partie de poker où il avait laissé quelques billets sur la table.
Davos finissait en apothéose, banquet final et champagne sur une entente générale du fait que personne n’était d’accord sur rien et qu’on allait vers du jamais vu.
Cela faisait plus de dix ans qu’Armand Laprune s’était fait à l’idée que les petits ruisseaux ne faisaient pas les grandes rivières. Il avait fini par être écœuré par tous les « jamais vu » qu’il avait subi au long d’un parcours professionnel de galère en galère. Les plaisirs étant rares dans une vie d’ouvrier, il avait inconsciemment sombré dans les émissions de loisir à la télé, plutôt que sombrer dans l’alcool. Le seul luxe visible dans son rez-de-chaussée sans vestibule, c’était un écran TV géant, qu’on voyait de la rue, dès qu’on ouvrait la porte.
Legagne n’aurait su en dire plus sur Davos que son ouvrier. Héritier d’une affaire de transport, il vivait en dépensant les hauts et en empruntant pour sauver les bas. Son affaire dépendait de Davos de façon directe, et plus lointainement, des frères Legagne, père et oncle d’Ernest, hommes d’affaires depuis 1943 et résistants en 45.
De Davos, José Manuel Barroso qu’on avait connu à l’Europe faire le métier d’Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, et qui une fois sorti de son haut-fonctionnariat s’était empressé de vendre son agenda à Goldman Sachs International, pour en devenir le président, Barroso le portugais, déplorait le ralentissement du rythme de la mondialisation, dans un anglais mélancolique comme dans une morna de la Diva dos pés descalços, Cesária Évora.
Oui, Armand et Louise allaient probablement être les futures victimes d’un Davos, sans qu’ils ne puissent changer le cours des événements, défenestrés par un Ernest Legagne, prêt à tout pour rester bourgeois, fils de bourgeois et heureux de l’être, mais ne l’éprouvant pas encore dans sa chair.
« A cause de la guerre en Ukraine la géopolitique est au premier plan, après des années de baisse d’inflation et de taux d’intérêt bas », affirmait Charles ‘Chip’ Kaye au banquet de fermeture. Kaye, directeur général de Warburg Pincus, une autre sommité de Davos, menaçait ainsi directement Laprune de mise à la rue, à défaut de trouver les moyens d’éponger les forts déficits de l’État belge !
Alors que Laprune prenait seulement conscience des difficultés de la crise précédente en suivant « Grey’s Anatomy » sur RTL, les difficultés de l’hôpital, la pandémie, etc., voilà qu’on le menaçait de « démondialisation » au tour suivant !
« Les entreprises disent qu’elles ont besoin d’une production plus proche du client », déclarait Jonathan Gray, président de Blackstone Group, au délégué de la FEB, lui-même groupé dans un pack de soixante informateurs des associations patronales des 27. Qui dit plus proche du client, voit moins de kilomètres à parcourir à mes camions, d’un coin à l’autre de l’Europe, ne pensait pas encore Legagne, persuadé qu’il allait se refaire à coup de quintes floches à une autre table.
« Il serait succinct de dire que la mondialisation est terminée, mais la mondialisation à laquelle les gens pensent maintenant n’est plus vraie. La mondialisation qui existait il y a quelques années, avec le libre-échange et l’idée du ‘monde plat’, est terminée », déclara M. Weber, tout à fait à la fin, clôturant ainsi le Davos, en y laissant la touche finale d’une panique inavouée.
Le « monde plat » l’idée libérale encore de saison au MR, serait déjà has been ? Dommage aurait pu se dire Laprune, cycliste, un monde plat n’a pas de côte !
Les grands augures en décideront.
Laprune a quelques semaines devant lui à faire du vélo. Legagne ne sait pas encore qu’il va empêcher l’autre d’avoir le coup de pédale souple du matin. La politique au sommet rend les gens innocents : jouets irresponsables des événements par le jeu subtil des nouvelles lois de la démocratie commerçante.
Penser que tout cela soit possible, c’est comme qui dirait plonger le citoyen dans un océan de méditation.