HUYSMANS DÉMODÉ.
On finit presque toujours par ressembler à des Esseintes. Par ce qu’on croit n’avoir qu’un penchant d’un certain goût, on aborde l’esthétisme résigné à sa propre ostentation de paraître, comme si ce n’était pas une forme de snobisme. On ne spécule que sur des riens, à croire que l’œuvre est achevée sans qu’on la sache à ses débuts. Il y a à peine le temps de la lecture d’un livre, la banalité saute à la figure de ce qui était étonnant. Pour peu que l’on ait vécu assez vieux, on se remémore dix étonnements à peu près identiques sur un demi-siècle.
L’agitation de ceux qui vont et viennent dans la rue n’apparaît plus qu’une force machinale qui pousse à aller de l’avant, à faire et défaire des itinéraires pour un métier dont on se vante ou que l’on cache, mais d’une incohérence plus rapide au fur et à mesure de la prise de conscience de son inutilité.
Une sorte de funèbre cérémonie à l’heure des fatigues pousse à lire jusqu’à l’épuisement ce que l’on admirait le plus et qui porte à présent atteinte à une sorte de classement immémorial où tout semblait immuablement fixé. On s’en veut d’avoir autant aimé un auteur et son œuvre, d’en avoir si souvent vanté les mérites, que la honte vient au front au constat d’avoir été sans autre jugement que celui porté par autrui, à le considérer au point de crier au génie, quand il n’était qu’un phraseur opportun, né à une époque à laquelle il correspondait.
Les conversations qui avaient le charme des après-midi déclinant n’ont plus le caractère à la fois enjoué et emporté qui faisait défendre un argument ou une réputation ; mais des alignements de mots sans grand intérêt, à seule fin que celui qui en usait passât pour intelligent. On reste affligé de n’être plus que le spectateur malveillant de soi-même, convaincu des choses dites qui s’affirmaient vraies, et qui n’étaient que fausses. On s’étonne que l’imposture révélée ne le soit que de soi-même. L’on se dit que si l’on n’est pas grand-chose et que les autres ne s’en sont pas aperçus, ils ne valaient pas davantage.
A cette forme de mépris pour ce qu’on est se forme peu à peu le mépris d’autrui, à l’aide d’un autoportrait qui passe partout et à quoi tout le monde ressemble.
Commence alors un étrange phénomène de distanciation qui rend les objets invisibles et les gens sans intérêt.
L’impression de vivre dans les conventions provoque une absence d’émotion craintive pour le futur, puisqu’il n’est qu’une forme répétitive du présent.
La finalité étant égale pour tous, il ne reste qu’une nuance sur les autres par rapport à la vôtre. Est-elle intéressante au point d’arrêter au maximum le court du temps pour ne le savoir qu’à la dernière minute ?
Les dérivatifs sont à portée de main qui ne sont que des moyens échappatoires à soi-même.
Il faut redouter ceux qui ont des terminaux dans les endroits où l’on aimait deviser avec des amis. Ces appareils de haute technicité se présentent eux aussi comme de joyeux compagnons. Las ! si l’on a mis des années pour s’apercevoir que les rires étaient faux et les attitudes étudiées de ceux que l’on a aimés, le rétrécissement à la taille de l’écran rend les personnages encore plus convenus et inopportuns qu’une réalité de chair et d’os. Le seul étonnement qui confirme le proche désenchantement est encore de ne pas comprendre que l’on est devant le dérivatif le plus puissant au monde, à tel point qu’une multitude de gens l’observent et le manipulent des heures entières, à croire que ce serait là le rdoutable condensateur de milliards de vies et qu’il soulagerait la vôtre, rien qu’en faisant défiler les siennes, tandis qu’une voix placée très haut dit « Vois, ce que tu perds ! ».
Mais il y a pire, depuis Baudelaire les paradis artificiels se sont vulgarisés. En se vulgarisant, ils concurrencent ceux que l’Autorité autorise. La transgression est grande de passer d’étranger à épave.
Descendre plus bas est un plaisir médiocre qui n’apporte qu’un peu plus de dégoût de soi-même. Perdre de sa lucidité, c’est atteindre à la lâcheté gratuite. C’est terminer l’œuvre au milieu du livre. Même si les péripéties des personnages n’intéressent personne, le héros meurt dans des circonstances qui empêchent d’inscrire le mot « Fin ».
Le seul mot qui vaille, parce qu’il est définitif et sans possibilité d’au-delà.