Tour du monde en tongs
À force de prédire des choses vraies, Cassandre finissait par exaspérer les Troyens. Si bien que personne ne la croyait. Qu’aurait-elle dû râler, devant le tourisme de masse, en augurant sa fin prochaine victime de ses excès !
Allons, le seul mois de liberté de l’année, Juillet pour les Belges, Août pour les Français, serait condamné ? Lorsque Cassandre rétorque que quitter onze mois de servitude pour le douzième dont on fait une autre servitude, on s’esclaffe et on ne l’écoute plus.
Et pourtant.
« L’un des paradoxes du tourisme d’aujourd’hui est de tuer ce dont il vit. » ‘’Manuel de l’antitourisme’’ Rodolphe Christin.
Les Congés payés libérant tout le monde quasi en même temps créent un effet de masse dont les conséquences sont redoutables. Ceux qui vivent du tourisme exploitent à fond les deux mois de l’année qui doivent leur procurer assez de revenus pour les dix restants. Les commerçants poussent l’étiquette, les habitants du coin râlent qu’on leur salope leur village. Les jeunes ménages ne trouvent plus rien à louer durant toute l’année, les propriétaires préférant se gaver durant la période estivale, quitte à laisser vides les habitations les mois d’hiver.
Le cas de Venise est dramatique. La ville se vide de ses habitants tout est racheté par des gens riches qui trouvent élégant d’avoir un pied-à-terre dans la ville des doges. Ils n’y séjournent qu’aléatoirement.
Les masses d’affluence énormes déstabilisent les fondements même de la ville, celle-ci étant bâtie sur pilotis. On fait la file pour apercevoir depuis le pont des soupirs le toit par lequel Casanova s’est sauvé « des plombs » de sa prison. Comme toujours, quand tout est plein, il faut passer au rythme de la foule, au risque de la contrarier et de se faire piétiner. Bien entendu, dans ces conditions, on ne voit rien de ce que l’on s’attendait à voir. De cette masse grouillante, les pickpockets tirent à l’aise de quoi survivre.
Et si l’orientation actuelle du tourisme par la transhumance et les visites obligées sur le parcours de destination, sans compter la destination elle-même, était l’aboutissement d’un certain calcul des maîtres cachés de notre quotidien ?
Le tourisme s’est construit sur la réflexion libérale qu’il faut occuper le travailleur, même quand il n’est pas astreint au travail. L’objectif du tourisme n’est-il pas de prolonger cette réflexion en intéressant les gens à tout prix durant leur temps libre ?
L’oisiveté pieds nus dans la cour de sa maison ou vautré sur une chaise longue de sa terrasse donne des pensées subversives ou non, mais des pensées.
Penser en-dehors de tout ce qui accapare l’esprit une année durant, c’est enfin se retrouver dans une situation inédite dans laquelle « penser » a vraiment un sens.
Ces pensées quelles qu’elles soient finissent toujours par contrarier le système. L’oisiveté ouvre des horizons de réflexion que le travail ne donne pas. Les employeurs le savent. Le tourisme de masse et sa littérature abondante laissent les gens en congé dans la même fébrilité préparatoire que lorsqu’ils étaient au travail. Où aller et quoi voir suscitent des débats passionnés en famille. Les méticuleux élaborent un plan de conduite quasiment kilomètre par kilomètre. La destination est faussement originale, puisqu’elle a été suggérée par un magazine qui tire à cent mille exemplaires !
Ne rien faire des jours durant est le privilège exclusif des gens riches. Eux seuls en ont le droit. Un chômeur, un exclu du système, menace le privilégié qui s’en défend en l’excommuniant de la religion de la consommation.
Poursuivre la divagation générale que le travail profite à l’homme et est moral durant le seul mois au cours duquel on peut prouver le contraire, c’est rester dans le système en faisant vivre le tourisme dans ses destinations les plus prestigieuses. Comme des millions de chrétiens se sont partagés des morceaux de la « vraie » croix déboisant ainsi des hectares de forêt, les villes désirées ne peuvent vous vendre de l’authentique, qu’ils remplacent par du toc. Les masques d’antiques carnavals vendus aux touristes place Saint-Marc, estimés anciens donc chers, sont de fabrication chinoise récente. Après cette acquisition, il ne vous reste plus qu’à vider votre porte-monnaie pour une seule consommation au café Florian.
Au jeu d’attrape-nigaud, ceux qui partent sac au dos vers des destinations lointaines en-dehors du circuit n’en sont pas moins les dupes du marché touristique. Le villageois « authentique » vous reçoit dans sa maison de roseaux au bord du lac Titicaca, dans la cordillère des Andes, entre la Bolivie et le Pérou, avec le tarif en dollars du dépaysement garanti.
A moins d’une volonté des politiques de sortir du système de l’économie marchande qui relie tout au fric roi, le tourisme de masse ira de pire en pire.