Le syndrome de Cassandre.
On nous promet des merveilles sur l’avenir de l’IA (intelligence artificielle). Le temps des robots est venu. Ils vont travailler pour nous. Nous serons des oisifs désormais libres comme l’air, etc… L’orphéon de la Silicon Valley a sonné de la trompette afin que nul n’ignore. Après « penser woke », voilà « plus penser du tout », qui déboule de la banlieue de San-Francisco. Ce n’est qu’un début !
Qu'est-on encore si nous cessons de penser par nous-mêmes ? N’avons-nous pas fait le plein de débiles légers depuis que l’école n’est plus qu’une succursale du FOREM ?
Dans les usines on nous presse déjà d’abandonner notre curiosité naturelle. Que sera-ce à la sortie du boulot quand nous nous heurterons à la froideur d’un monde d’acier nickelé bourré de capteurs capables de lire « Les mémoires » de Saint-Simon en cinq minutes, alors que 99 % des gens ne savent même pas qui c’est ?
Nous n'en sommes qu'à l’ouverture et pourtant comme dans Tannhäuser, de Richard Wagner, dès le grand air, on se voit fini, réduit à rien, emporté par les flots de l’apocalypse. La fin de l'humanité telle qu'on la sentait venir depuis des siècles à travers notre tentative désespérée de donner un sens à un monde qui n'en possède pas, est en avance sur l’échéance naturelle d’un astre qui ne peut pas éternellement tourner autour de son soleil ! Nous avons trouvé les moyens d’en abréger l’existence, en imaginant un suicide collectif.
Pourtant on a du mérite. On a tout essayé, les dieux, la philosophie, les Arts, en vain ! À défaut d’avoir trouvé la grâce et la sensibilité, voici venu le robot qui va admirer Michel Ange pour son plaisir et nous expliquer Bill Gates !
Les algorithmes couplés aux semi-conducteurs, la technique enfin, nous permettra de brosser les cours et de devenir cancres à vie ! Peu à peu mais d'une manière inéluctable, l'humain disparaîtra de nos moeurs. Nous remonterons aux arbres exposant nos parties honteuses naturellement aux autres toujours en-dessous, comme nos frères bonobos.
Pas tout le monde, évidement, les intelligences froides qui commandent la marche du monde créeront des succursales de la Silicon Valley dans les plus beaux endroits afin d’y construire de magnifiques villas et en même temps, ils feront pousser des bananiers dans les déserts pour que nous y retournions, puisque nous serons devenus inutiles, en attendant l’invention du robot-égorgeur qui mettra fin aux dix milliards de presque humains que nous serons devenus !
Mais avant de céder l’intelligence à l’instinct, nous éprouverons une angoisse grandissante à laquelle personne ne résistera, celle de l’absence de ce que le cœur humain a éprouvé depuis toujours : les sentiments, ce langage de l’âme qui se perdra avec le reste.
Les sentiments seront affaire de synapses. Dans le monde merveilleux de la technique, tout aura une explication, une raison d'être. On sera à même de déterminer la destinée de chacun. La cartomancie sera enfin une science sérieuse, expliquée et précise.
L’humanité aura vécu. Elle était déjà en bonne voie de disparition à cause des guerres dont nous ne sûmes nous déshabituer, tant la convoitise de la terre des autres était forte.
Déjà partout la technique « ultime » est omniprésente. Un médecin d’aujourd’hui en sait plus sur la manière d'utiliser un robot-scanner que sur les peurs tapies de nos consciences. Il guérit, certes, mais ne soigne plus. Vous passez de patient à statistique, de la barbaque traversée de tuyaux et de polypes réparables ou non à des produits de moindre capacité de résistance au tungstène.
Tous les hauts techniciens, les intellectuels les plus illustres ont d’abord été décérébrés à la Communale. Certes, ils n’en sont pas sortis idiots, mais il leur reste ce fond d’incuriosité qu’ils conserveront toute leur vie. Hormis leur spécialité, ils sont pleins d'ignorance, une absence totale de curiosité comme si plus rien ne les intéressait, hormis les mises à jour des joujoux où ils excellent.
Avant Hall 9000, à force de visionner des séries américano-japonaises, nous sommes devenus des somnambules étrangers de nos propres existences. On ne se sent plus d’ici, ni d’ailleurs, mais de nulle part. Nous vivons comme Palmade, l’histrion, à qui il faut chaque soir une dose d'évasion pour ne pas perdre la raison. Sauf que le manque de moyens nous sauve de l’addiction.
Avant que le robot-tueur ne nous finisse, la victoire de la bêtise aura été totale.
Les philosophes, qui ont inventé le monde en constante réflexion, sont réduit à des citations sur Facebook en remplissages pseudo-intellectuels du titulaire, une apologie du vide derrière laquelle on tente de se singulariser. Nous avons rétréci la métaphysique de nos pères à une sorte de cosmologie de l'identité où, las de nous interroger sur les fondements de l'univers, nous nous passionnons sur des questions de crottoir pour chiens, dans l'espace public.
La technique aura beau multiplier les exploits, jamais elle ne satisfera la part d'infini qui sommeille en nous. Face à la mort qui s'avance, la machine n'a rien à proposer si ce n'est le moyen le plus approprié de recycler les cadavres. Pour supplanter Dieu, elle devra d'abord tuer notre âme. La seule question qui se pose est de savoir si nous la laisserons faire, si nous participerons à notre propre génocide.
On aimerait penser qu’il n’en sera rien et que nous vaincrons le syndrome de Cassandre.